Louis XVI. La réforme fiscale devant le Parlement de Paris
LA REFORME FISCALE DEVANT LE PARLEMENT DE PARIS De l’extension du contrôle d’opportunité à l’appel aux Etats généraux 25 juin – 19 septembre 1787
Michel BOTTIN Faculté de droit Université de Nice Sophia Antipolis Laboratoire ERMES Pour citer l’étude : Michel Bottin, La réforme fiscale devant le Parlement de Paris : de l’extension du contrôle d’opportunité au recours aux Etats Généraux, participation au premier Congrès du Bicentenaire de la Révolution française organisé par l’Université R. Descartes, Réformes ou Pré Révolution ?, Paris, 1986, édition électronique sur www.michel-Bottin.com , mise en ligne mars 2011. Au cours des mois de juin et juillet 1787, le Parlement de Paris est appelé à enregistrer l’important train de réformes fiscales que vient d’examiner l’Assemblée des notables réunie au printemps. Dans un climat d’hostilité croissante, le Parlement réuni en cette circonstance en Cour des pairs, se déclare dans l’incapacité d’enregistrer de telles mesures sans une réunion préalable des Etats généraux, seuls compétents pour accorder les secours demandés par le roi. C’est là un tournant majeur de l’Histoire de la Pré Révolution. En adoptant cette attitude le Parlement innovait : il rompait avec une tradition presque deux fois séculaire qui voulait que « pendant l’interstice des Etats », les parlements, « seuls organes de la nation », fussent compétents pour enregistrer les lois fiscales. Cet abandon de la « théorie de l’interstice » et cet appel aux Etats généraux bouleversent les données politiques et constitutionnelles. Imprévisible au mois de juin, la nouvelle position se développe en sept Assemblées des Chambres, entre le 6 et le 30 juillet. De la part d’une telle Cour, rompue à la défense des droits acquis (y compris les siens) et gardienne des positions les plus conservatrices, un tel revirement ne peut qu’étonner. On a pris l’habitude d’y voir la réaction d’une assemblée de privilégiés contre de nouveaux impôts. Cette explication occulte le débat constitutionnel et n’éclaire pas la façon dont la Cour est passée de la position traditionnelle (vérification de la légalité des mesures fiscales et contrôle d’opportunité fondé sur l’existence de circonstances exceptionnelles) à la nouvelle position, celle de la totale incompétence en matière fiscale. L’analyse des Assemblées des Chambres et des Assemblées de commissaires de l’été 1787 au moyen des procès-verbaux d’une part, des journaux et gazettes d’autre part, éclaire ce cheminement et met en évidence un formidable débat interne. PRELIMINAIRES LA CONVERSION DE LA CORVEE ET LES OUVERTURES FISCALES DE LA COUR DES PAIRS Assemblées des Chambres des 25 et 28 juin Après avoir enregistré à une très forte majorité l’édit portant création d’Assemblées locales (22 juin) puis à l’unanimité la déclaration établissant la totale liberté du commerce des grains (25 juin), le Parlement de Paris, réuni en Cour des pairs, aborde le 25 juin l’examen des projets de réforme fiscale. Le premier texte soumis à son examen est l’édit portant conversion de la corvée des routes en une prestation en argent. C’est là une mesure dont personne ne conteste l’utilité, le rendement médiocre de la prestation en nature ne répondant plus aux nouveaux besoins. Les notables avaient examiné la question : ils souhaitaient assez unanimement une extension des compétences des assemblées provinciales non seulement en matière de répartition et de levée de cet impôt –ce qui était déjà prévu par Calonne- mais aussi en matière d’utilisation des fonds. Par contre, rares étaient ceux qui s’étaient prononcés en faveur d’une extension aux non-tailliables. Loménie de Brienne, chef du Conseil royal des Finances, était de ceux-là. Ceci explique que le texte définitif aille plus loin que le projet initial : il ne maintient en effet la référence à la taille que pour une période transitoire de trois ans, prévue par l’arrêt du Conseil du 6 novembre 1786, et confie pour l’avenir aux assemblées provinciales le pouvoir de fixer et de répartir la corvée convertie. Au cours de l’Assemblée des Chambres du 25 juin, acquise au principe de la conversion en argent, la discussion s’organise autour de deux points : une minorité propose de différer l’enregistrement et d’attendre la publication des règlements mettant en place les assemblées provinciales pour apprécier exactement les pouvoirs de ces assemblées. Une majorité s’interroge sur le rôle respectif des intendants et des assemblées en matière de travaux publics et sur la précaution à prendre pour que la corvée convertie ne devienne pas un impôt de quotité variable et pouvant dépasser les besoins routiers auxquels il doit correspondre. De façon assez unanime enfin on estime que l’enregistrement d’un texte auquel est joint un arrêt du Conseil, certes provisoire mais favorisant trop l’intendant, est impossible. Une majorité décide ainsi de faire examiner le texte par une Assemblée de commissaires. Celle-ci se réunit le soir même. Le roi, sans doute agréablement surpris par le fait que le principe du transfert de compétence aux assemblées provinciales n’ait posé aucune difficulté et qu’aucune voix ne se soit élevée contre ce qui était bel et bien un nouvel impôt, puisque la référence à la taille était absente, s’empresse de supprimer toute ambiguïté dès le lundi soir en annonçant le retrait de l’arrêt du Conseil incriminé. Au début de l’Assemblée des Chambres du jeudi 28 juin, le procureur général retire donc la déclaration contestée et en remet une nouvelle, sans l’arrêt du Conseil et fixant le terme des dispositions transitoires « au 1er janvier 1788 » (sic), soit pour six mois. Le nouveau texte fait l’unanimité. Cette approbation est un événement. Par cet enregistrement, la Cour des pairs accepte en effet un transfert de compétences fiscales en faveur des assemblées provinciales désormais chargées « de tout ce qui regarde la confection et la réparation des chemins royaux et autres ouvrages publics ». En outre, elle reconnaît à ces mêmes assemblées le pouvoir de prendre les mesures les plus avantageuses en ce qui concerne « le montant de l’imposition qu’il sera nécessaire d’y affecter ». Chaque assemblée provinciale sera donc libre d’étendre l’impôt aux non-tailliables… ce qui, dans chacun de ces cas, ferait de la corvée convertie une imposition nouvelle. LES NOUVELLES PRETENTIONS BUDGETAIRES DE LA COUR DES PAIRS L’EXTENSION DU CONTRÔLE D’OPPORTUNITE Assemblées des Chambres des 2, 6, 9 et 12 juillet Le Parlement en arrive le lundi 2 juillet à l’examen de la déclaration sur le timbre. La loi étend considérablement l’assiette de l’imposition existante. Tandeau, le rapporteur de la Cour, mettra deux heures à lire le volumineux tarif qui l’accompagne ! La réforme a pour objectif de toucher de multiples situations ou activités jusque-là non imposées ou mal imposées en raison des difficultés d’évaluation liées à leur nature non agricole : revenus commerciaux ou mobiliers, pensions ou salaires, honoraires ou droits d’auteur se trouvent ainsi imposés au moyen d’un droit de timbre perçu à l’occasion de la notification de l’avantage, de la conclusion du contrat ou encore de la prestation du service. Les débats s’engagent dans une ambiance exaltée au point d’offrir « une petite image du Parlement d’Angleterre ». Au fil des interventions, la critique de la complexité ou de la nouveauté laisse la place à l’argument de nécessité : oui à l’impôt si le roi prouve, en transmettant les états de recette et de dépense, qu’il est indispensable. L’abbé Lecoigneux de Belâbre et surtout Pasquier de Coulans développent ce point de vue, le second allant même jusqu’à déplorer que l’ « on parle toujours d’égaler la recette à la dépense : ne proposera-t-on jamais d’égaler la dépense à la recette ? ». Le comte d’Artois tente en vain d’expliquer « que le Parlement ne pouvait ni ne devait demander les états de recette et de dépense ». D’Outremont de Minière, reprenant l’argument du prince est hué par une partie de la Cour. Après deux heures de lecture, près de quatre heures de débat, 14 ou 15 interventions, on décide sur proposition de Pasquier de confier à une Assemblée de commissaires le soin d’examiner la déclaration et de rédiger la demande de l’ « état des dettes, des réformes et des bonifications » (80 voix). Le 5 juillet, les commissaires ont terminé leur travail et en rendent compte dans les différentes chambres. Le vendredi 6 juillet les chambres sont assemblées ; après lecture par le rapporteur de la Commission, il apparaît que les avis sont partagés. Certains, derrière Pasquier, veulent des supplications modérées, d’autres, derrière Duval d’Eprémesnil, souhaitent une attitude plus tranchante. La proposition de Pasquier finit par l’emporter mais après avoir été amendée : d’abord par le comte d’Artois qui souhaitait que l’on supprimât les passages où l’on semblait douter du déficit (« les notables, précise-t-il, l’ont trop bien établi pour avancer l’opinion contraire »), ensuite par d’Eprémesnil qui réussit à faire rejeter les deux dernières phases du projet Pasquier et à les remplacer par deux autres plus vigoureuses. La nouvelle rédaction est adoptée à la quasi unanimité. La Cour y affirme ne pouvoir être convaincue « de la nécessité d’un impôt après 5 années de paix, sans avoir vérifié le déficit ». Il faut pour cela « lui faire remettre les états de recette et de dépense, ainsi que l’état des retranchements et bonifications ». Elle ne saurait se satisfaire de la publication promise par le roi, pour la fin de l’année des états de Finance. La supplication se terminait par cette pointe signée d’Eprémesnil : « Si les peuples doivent être convaincus après l’enregistrement, il est indispensable que votre Parlement le soit avant, la conviction ne devant pas suivre la vérification mais la déterminer ». Dans sa réponse remise le dimanche soir, après la tenue du Conseil des dépêches, le roi rappelle qu’il a déjà mis ces états de Finances « sous les yeux des notables », « parmi lesquels étaient plusieurs magistrats » du Parlement et qu’il ne sera possible d’en dresser d’autres plus précis avant la fin de l’année. Le lundi 9 juillet, après lecture de la réponse du roi, l’Assemblée se partage en quatre opinions : la première, défendue par d’Eprémesnil, supplie le roi de tenir son Parlement pour entendre les raisons de son refus d’obtempérer ; elle rallie 10 ou 12 voix. La seconde, défendue par Sabatier, réclame la réunion des Etats généraux, le Parlement ne pouvant enregistrer un impôt comme celui du timbre sans leur appréciation : « Ce ne sont pas des états de finance qu’il nous faut mais bien des Etats généraux » ; 25 à 30 personnes se rangent à cet avis, dont un prince et quelques anciens membres de l’Assemblée des notables. La troisième, défendue par Lecoigneux, veut renouveler les supplications et réunir à nouveau les commissaires ; elle rallie une majorité de 80 voix. Enfin, une proposition de soumission immédiate, défendue par le comte d’Artois, ne rassemble que 40 voix, même après une intervention très conciliante du comte de Provence. Le débat se porte alors sur la proposition Lecoigneux afin de savoir si, outre la rédaction des supplications, les commissaires devront aborder la discussion du fond : 53 voix pour cette dernière solution, 64 voix pour la seule rédaction des supplications, à rédiger sur la base d’un arrêté assez contraignant. Le jeudi 12 juillet, l’Assemblée délibère donc sur les itératives supplications rédigées par les commissaires. Le fond est, estime-t-on de Pasquier et de Villers de la Berge. D’Epresmenil aurait renforcé certains points. Le projet, respectueux, reste fidèle à la position adoptée précédemment. Il ne fait l’objet d’aucun débat important et est adopté « unanimement » après une heure de séance. La Cour insiste. Elle estime que si les notables « ont obtenu les éclaircissements que demandait leur zèle », le roi « ne les refuserait pas à la Cour des pairs obligée de donner son suffrage où les notables ne proposaient qu’un simple avis ». Cet examen est d’autant plus indispensable qu’il s’agit, explique le Parlement, d’enregistrer « un impôt effrayant dont la nécessité n’est pas démontrée, dont la durée est incertaine et la quotité inconnue ». Le roi répond le dimanche 15 juillet sur un ton conciliant mais insistant : « Il est évident qu’il existe dans les finances de mon royaume un déficit qui ne peut être rempli par les seuls retranchements et bonifications ». De nouveaux impôts sont tout de même indispensables pour ne pas procéder à des emprunts supérieurs à ceux annoncés, « tout retardement à leur enregistrement serait préjudiciable à la confiance et au crédit public » et ne ferait qu’accroître les difficultés. Conclusion. C’est à la quasi-unanimité que la Cour a réclamé les états de Finances. Le roi a pourtant refusé, mais soucieux d’éviter un affrontement il n’a pas voulu donner les véritables raisons du refus, se bornant à rappeler que plusieurs membres de la Cour avaient, en tant que notables, déjà pris connaissance de ces documents et qu’il ne serait de toutes façons pas possible d’en dresser de plus précis avant la fin de l’année. En fait, sa position est constitutionnelle : il refuse de transmettre des documents, au demeurant connus de tous, parce qu’il n’appartient pas au Parlement d’effectuer un tel contrôle d’opportunité et d’outrepasser sa fonction de dépôt des lois. Si les notables ont obtenu la transmission des documents, c’est tout simplement parce que, succédanés d’Etats généraux, ils avaient une fonction de représentation. La position de la Cour, elle, est commandée par les circonstances : les magistrats les plus jaloux de la prérogative parlementaire, d’Eprémesnil en tête, voient dans l’Assemblée des notables réunie au printemps un organisme concurrent. Le roi peut très bien renouveler une telle réunion, confinant ainsi la Cour dans un strict contrôle de légalité. Mais en demandant ces documents, la Cour adopte une position constitutionnelle nouvelle : elle développe considérablement les possibilités du contrôle d’opportunité qu’elle effectuait jusque-là et qui se limitait à apprécier cette opportunité uniquement en fonction de l’état de belligérance ou de circonstances exceptionnelles liées à la guerre. En réclamant les états de Finances, le Parlement étend ce contrôle d’opportunité au fonctionnement ordinaire des Finances. LA REAFFIRMATION DES POSITIIONS TRADITIONNELLES L’INCOMPETENCE LIMITEE (Assemblées des Chambres des 16 et 24 juillet) L’examen de la réponse du roi fait l’objet de l’Assemblée des Chambres du lundi 16 juillet. Dans le cours du débat, trois avis se dégagent : un premier favorable à la nomination de commissaires pour examiner la loi (quelques voix) ; un second pour supplier le roi de convoquer les Etats généraux (60 voix) ; un troisième pour renvoyer à des commissaires la rédaction de « très humbles et très respectueuses représentations ». Un arrêté fixant l’objet du travail de ces commissaires obtient 63 voix : ceux-ci « prendront pour base les différentes réflexions proposées dans le cours des opinions pour établir que ladite déclaration (sur le timbre) est entièrement inadmissible, et notamment le vœu qui a été exprimé de voir la nation assemblée préalablement à tout impôt nouveau ». D’Aligre reconduit la précédente Assemblée de commissaires pour rédiger ces supplications. Le 24 juillet, l’ambiance est surchauffée. Très rapidement il apparaît que l’unanimité ne s’est pas faite au sein de l’Assemblée des commissaires : si tous sont d’accord pour demander les Etats généraux, tous ne s’accordent pas sur la manière de le faire. Deux projets, élaborés par l’assemblée des commissaires sont soumis à la délibération : celui de Ferrand, modéré sur la forme et offrant au roi quelques ouvertures ; celui de d’Eprémesnil, plus sévère et comminatoire. Le premier rallie 55 voix, le second 51. L’écart est d’autant plus faible que plusieurs voix favorables à la proposition Ferrand se sont à nouveau prononcées en faveur de d’Eprémesnil pendant qu’on comptait les voix favorables à la seconde proposition. Les partisans de d’Eprémesnil proposent de recompter les voix favorables à Ferrand mais une majorité rejette la proposition. On refuse également de procéder à une rédaction commune. Le projet Ferrand est adopté. Les nouvelles supplications développent longuement la question des économies et dénoncent les défauts les plus marquants de l’administration des Finances comme pour montrer au roi que des économies sont encore possibles : « Le peuple ne doit augmenter sa contribution que lorsque la dépense a essuyé tous les retranchements dont elle était susceptible »[…]« Mais dans ces cas même, poursuit la Cour, l’impôt étant présumé nécessaire, le mode de sa perception doit se concilier avec cette tranquillité publique et individuelle pour le maintien de laquelle il est établi ». Suit alors une critique en règle du timbre, « plus dangereux que la gabelle », « donnant ouverture aux fraudes », offrant une « séduisante facilité d’extension », exposant journellement les contribuables à des amendes et à des poursuites ruineuses, gênant pour le commerce et enfin fixé pour une durée indéfinie. La Cour ne peut enregistrer un impôt perpétuel : elle formule « le vœu de voir la Nation assemblée préalablement à tout impôt nouveau. Elle seule, instruite de la véritable position des finances peut extirper de grands abus et offrir de grandes ressources ». Contrairement à ce qu’en ont dit les contemporains, le projet Ferrand n’est pas seulement plus modéré que celui de d’Eprémesnil ; il poursuit surtout un autre objectif. Son auteur a, au sein d’une Assemblée de commissaires favorable aux Etats généraux, élaboré un compromis : l’impôt doit être rejeté d’abord parce qu’il est nouveau et perpétuel et, dans ce cas, l’intervention des Etats est nécessaire, ensuite parce qu’il est techniquement défectueux. En procédant ainsi, Ferrand fait deux propositions indirectes au roi ; en faisant l’inventaire des défauts de l’impôt, il aborde l’examen au fond (ce que n’avait d’ailleurs pas prévu l’arrêté) et fournit au roi une base de discussion pouvant permettre un amendement ; en insistant sur le caractère perpétuel de l’impôt, Ferrand laisse entendre que si cela n’était pas le cas, le Parlement pourrait enregistrer. Derrière une critique sévère se cache en fait une main tendue. A Versailles, le message semble avoir été reçu. C’est du moins ce qui transparaît dans la réponse faite par le roi à la délégation ordinaire conduite par d’Aligre, le dimanche 29 juillet dans la soirée. Le roi exigeait toujours que « la déclaration soit enregistrée » mais n’excluait pas la possibilité « d’en limiter la durée, d’en fixer la quotité et lorsque le produit passera une certaine somme, le surplus sera affecté à la diminution d’autres impôts tels que la gabelle (ou) les tailles »… Le roi menaçait en précisant que si le Parlement ne voulait pas enregistrer « il serait obligé de s’en occuper seul ». Enfin, il annonçait l’envoi du texte suivant, établissant une subvention territoriale présentée comme un impôt plus juste, plus égal… et aussi plus rentable que les vingtièmes existants qu’elle devait remplacer. Mais avant de quitter Versailles, d’Aligre a eu avec le roi une entrevue au cours de laquelle il a mis en évidence les inconvénients d’une telle réponse, à son avis trop comminatoire et menaçante. Sa Cour ne pouvait que prendre très mal l’obligation d’enregistrer et à défaut d’y procéder par la voie d’un lit de justice. Le roi mit alors au point une seconde rédaction annonçant toujours l’envoi de la subvention territoriale mais sans les menaces concernant l’enregistrement du timbre ; il y précisait simplement qu’il « examine avec attention les représentations » sur le timbre et qu’il fera connaître ses intentions : il rappelait enfin que « c’est aux seul besoins réels qu’il veut proportionner les impôts ». Cette réponse n’est parvenue au Palais qu’à 3 heures du matin. C’est ce texte que d’Aligre lira le lendemain devant l’Assemblée des Chambres. Le roi espère ainsi surprendre l’opposition de la Cour : il la désarme en différant l’enregistrement du timbre ; il la divise en lui soumettant un impôt nouveau, la subvention territoriale, moins discutable que les vingtièmes… et surtout plus rassurant puisque, perçu à proportion des récoltes, il excluait pratiquement toute inquisition fiscale. Plus de rôles, pas de cadastre, il y avait effectivement de quoi sinon rallier une majorité, du moins amorcer un dialogue. LA RUPTURE LA DECLARATION D’INCOMPETENCE GENERALE ET L’APPEL AUX ETATS GENERAUX Assemblées des Chambres des 30 juillet, 5, 7, 13, 22 et 28 août ; lit de justice du 6 août C’est une Assemblée des Chambres toujours très tendue qui le 30 juillet est appelée à délibérer sur réponse du roi et sur l’envoi de l’édit relatif à la subvention territoriale. Après lecture du texte, le rapporteur de la Cour, Tandeau, appuyé par Lefèvre d’Amécourt, voulant éviter de courir le risque d’un rejet pur et simple dans le cadre d’une discussion, propose le renvoi à des commissaires pour examiner la loi au fond. Sabatier s’oppose à cette proposition en réclamant les Etats généraux. Son intervention donne le ton. Avec des nuances, certains magistrats parmi les plus favorables à la prérogative parlementaire adhèrent à cette proposition. La majorité de la Cour bascule ; les plaidoyers de l’archevêque de Paris puis du comte de Provence ne parviendront pas à modifier la tendance. Au total une douzaine d’avis, qui après « refonte des opinions » sont réduits à deux, l’un pour le renvoi aux commissaires qui regroupe 48 voix, l’autre pour faire retirer l’édit et demander les Etats qui rallie 70 voix sur la base de l’arrêté suivant : « La Cour considérant que dans la situation difficile des finances de l’Etat, privée des connaissances inutilement sollicitées… », il lui est impossible d’agir. Elle proclame « que la Nation représentée par les Etats généraux est seule en droit d’octroyer au roi les secours nécessaires ». Le plan mis au point par le roi et le premier président a échoué. Le roi reçoit la délégation de la Cour le jeudi 2 août. Visiblement mécontent, il se borne à leur dire : « Je vous ferai savoir mes intentions ». L’enregistrement forcé est prévisible. La convocation pour le lit de justice parvient au Palais dimanche après-midi 5 août : les chambres ont été assemblées ; les pairs sont absents. La Cour délibère et en moins de deux heures, met au point un arrêté sévère portant sur la critique des impôts proposés et surtout affirme que « le principe constitutionnel de la monarchie française est que les impositions soient consenties par ceux qui doivent les supporter ». On y demande la « convocation des Etats généraux ». On y précise que « si le Parlement a cru depuis plusieurs années pouvoir répondre de l’obéissance des peuples en matière d’impôt, il a le plus souvent consulté son zèle que son pouvoir puisqu’il est démontré que le troisième vingtième n’a pu être payé dans plusieurs provinces » […] « vos magistrats ne peuvent accorder un acquiescement que votre Parlement donnerait sans qualité, sans fruit et sans effet ». C’est cet arrêté que lira le premier président d’Aligre le lendemain pendant le lit de justice. Le lit de justice se déroule le lendemain sans incident et assez rapidement (1h 30). Les textes relatifs au timbre et à la subvention territoriale sont enregistrés d’autorité. Chacun, apparemment, campe sur ses positions. En fait, il est certain que la déclaration sur le timbre a été retouchée et que le texte enregistré en lit de justice est très sensiblement différent de celui que les magistrats ont examiné (il est d’ailleurs daté du 4 août) : le préambule semble répondre aux questions soulevées par les supplications du 24 juillet : il prévoit en effet un plafonnement à 20 millions de livres, le surplus étant affecté à la diminution d’autres impôts et surtout on a choisi « de mettre un terme à sa durée (plutôt) que de l’établir à perpétuité ». L’article 1 fixe ce terme au 1er janvier 1798. Ces amendements sont passés inaperçus des contemporains, sans doute parce que l’évolution du débat politique a très vite occulté cette ouverture. Celle-ci présente pourtant le plus grand intérêt parce qu’elle éclaire la tactique gouvernementale : le lit de justice sera une réussite si le Parlement ne s’oppose pas à la transmission aux bailliages des textes enregistrés. Ces amendements doivent empêcher la Cour de se jeter dans une opposition trop résolue. L’Assemblée des Chambres du mardi 7 août semble confirmer les espoirs du roi : un arrêté de défense portant interdiction au ministère public de transmettre les textes enregistrés aux bailliages n’obtient qu’une quinzaine de voix ; un arrêté d’illégalité (dénonçant le caractère illégal de l’enregistrement forcé) soutenu par Amelot obtient une majorité de 61 voix, 51 voix se prononçant pour de simples remontrances. De l’avis des observateurs c’est une solution modérée, le Parlement de Paris n’ayant pas l’habitude des arrêtés de défense « quoique ceux de Province en offrent des exemples ». Malgré cette situation favorable, le garde des Sceaux hésite à donner l’ordre au procureur général Joly de Fleury de transmettre les textes. Il le fait, finalement, le 11. Aussitôt le Parlement se réunit, et au cours d’une séance de 8 heures, particulièrement animée, il décide derrière Robert de Saint-Vincent, a une majorité de 81 voix, de publier un arrêté de défense, 31 voix seulement se prononçant pour des remontrances. C’est la rupture. A Versailles, se tient le soir même un Comité ministériel et le Conseil, réuni extraordinairement le lendemain, décide la translation du Parlement de Paris à Troyes. A Troyes, la Cour exilée enregistre le 22 août les lettres de translation, persiste dans ses arrêtés des 7 et 13 août et réclame toujours la convocation des Etats généraux. Le Parlement de Paris n’a donc pas modifié sa position depuis le 30 juillet : les Etats généraux sont seuls compétents pour accorder les « secours nécessaires ». L’arrêté du 5 août est clair : la Cour abandonne le droit, dont elle a usé par le passé, d’enregistrer des augmentations ou des propositions d’impôts. Autrement dit, elle abandonne la théorie de « l’interstice » ! Cette nouvelle position constitutionnelle place le roi dans la situation la plus inconfortable qui soit : les textes enregistrés en lit de justice portent suppression des vingtièmes... et les nouveaux impôts sont inapplicables en raison de l’arrêté de défense ! La Cour, qui s’est déclarée totalement incompétente, refusera donc même d’enregistrer le rétablissement des vingtièmes supprimés ! On peut ajouter que le Conseil royal des Finances ne peut dans une telle conjoncture dresser le budget pour 1788, que l’emprunt dont l’enregistrement est prévu pour l’automne est désormais incertain, que le crédit public s’altère, limitant considérablement les capacités de prêt des receveurs généraux et donc les possibilités de trésorerie. La banqueroute semble inévitable. Le roi ne peut donc attendre que les passions s’apaisent, que les magistrats changent d’avis, bref attendre comme on pourrait le faire pour des lois non fiscales. Une issue rapide est indispensable. C’est pour résoudre cette crise que le roi nomme le dimanche 26 dans la soirée, Loménie de Brienne, « principal ministre ». Cette nomination est un événement ; c’est en effet la première fois du règne que le roi procède officiellement à une telle nomination. Cette position éminente place l’archevêque de Toulouse en position de chef du gouvernement et donc de négociateur privilégié. Le Parlement réplique aussitôt dès le lundi matin 27 en prenant, malgré une forte opposition des modérés, un arrêté vigoureux, fidèle aux positions adoptées depuis un mois. EPILOGUE LE RETABLISSEMENT DES VINGTIEMES ET L’ECHEANCE DE 1792 Assemblées des Chambres des 6, 7, 11, 17, 18 et 19 septembre Loménie de Brienne développe alors deux séries d’actions : d’une part, il multiplie contacts et promesses, d’autre part, il engage une nouvelle épreuve de force : un arrêt du conseil du 2 septembre casse les arrêtés du Parlement des 7, 13, 22 et 27 août, développe de façon précise, voire cassante, les positions traditionnelles en matière d’autorité monarchique et, surtout, par les lettres patentes du 5 septembre proroge le séjour de la Cour à Troyes pendant la durée des vacances judiciaires. La mesure surprend les magistrats qui pensaient que leur séjour à Troyes ne se prolongerait pas au-delà du 7 septembre, date habituelle du début des vacances. C’est l’Assemblée des Chambres du jeudi 6 qui prend connaissance de la prorogation. Elle reporte sa délibération au lendemain. Le 7, véritablement soucieuse de renouer le dialogue, elle choisit de rédiger une motion expliquant au roi les inconvénients d’un séjour prolongé à Troyes sur le fonctionnement de la justice. Dans les jours qui suivent les contacts entre les ministres et les parlementaires favorables (d’Outremont) se multiplient. C’est une Assemblée des Chambres conciliante qui le 11 septembre décide d’envoyer son premier président auprès du roi pour trouver une issue au conflit. L’accord se fait sur la base suivante : retrait des textes sur le timbre et sur la subvention territoriale, rétablissement des deux vingtièmes avec de nouvelles vérifications et une participation plus forte de la part du Clergé, prorogation du second vingtième qui devait cesser en 1790. Les chambres sont réunies les 17, 18 et 19 septembre pour délibérer sur le nouvel édit rétablissant les vingtièmes. Ce texte proroge le second vingtième pour 1791-1792, définit le nouveau rôle des Assemblées provinciales en cette matière et interdit les exceptions. L’Edit n’est enregistré qu’après une vive discussion et qu’à une faible majorité (55/45). L’enregistrement n’a été possible lors de la séance du 19 que grâce au ralliement d’un petit groupe d’opposants, dont d’Eprémesnil, qui obtient en échange la rédaction d’un arrêté précisant sous quelles conditions la Cour entendait donner son accord. La rédaction de cet arrêté fait l’objet d’un long débat (pas moins de13 projets) marqué par les interventions de d’ Eprémesnil en faveur d’une rédaction dépourvue de toute ambiguïté et de la critique de l’abbé Sabatier qui reproche à la Cour son revirement. Dans son arrêté, la Cour persiste dans les principes affirmés depuis près de deux mois de n’enregistrer aucune mesure fiscale « même la simple prorogation de l’impôt provisoire et momentanée » ; elle précise que seules les circonstances lui ont permis de le faire exceptionnellement à propos des vingtièmes et que l’objectif doit toujours être « d’égaler la dépense à la recette » : elle avertit que pour l’avenir elle considérait « comme hors de son pouvoir d’enregistrer aucun impôt quel qu’il soit dont la Nation préalablement assemblée en Etats généraux n’aurait pas reconnu la nécessité ni fixé invariablement la quotité, la durée et l’emploi ». L’approbation de la Cour n’assure l’avenir fiscal que jusqu’en 1792. Elle n’est pas compétente pour s’engager plus avant. Sous entendu, ce sera aux Etats généraux de le faire. Loménie de Brienne dispose donc de cinq ans pour préparer cette échéance. Cinq ans pour assainir les Finances et préparer de nouvelles procédures de convocation des Etats généraux. La menace de prolonger pendant les vacances le séjour à Troyes a porté ses fruits. Les contemporains l’ont souligné. On peut toutefois se demander si une partie des opposants les plus décidés n’a pas entrevu les risques politiques considérables d’une résistance extrême : c’est la position de d’Eprémesnil qui accepte l’enregistrement de l’édit mais sous réserve que la Cour exprime solennellement dans un arrêté sa nouvelle position constitutionnelle, celle de l’incompétence. Le roi, de son côté, rétablit in extremis une situation très compromise : l’enregistrement des deux vingtièmes est d’ailleurs en lui-même une semi victoire en raison de la prorogation du second et des nouvelles rigueurs de perception. Il peut même espérer que le zèle des Assemblées provinciales augmentera le rendement de l’impôt. Enfin, l’emprunt prévu pour la fin de l’année redevient possible. A moyen et à long terme par contre, il doit modifier toute sa stratégie en matière fiscale : le déficit ne pouvant être comblé par les seules économies, ni par un meilleur rendement des impôts existants, il faut trouver de nouvelles ressources fiscales et donc réunir les Etats généraux… ce qui pose quelques problèmes considérables. Leur convocation selon les procédures traditionnelles, celles de 1614, paraissant être une source majeure de risque, il importe de gagner du temps de façon à rénover les procédures de députation et de favoriser, par la multiplication des Assemblées locales, « l’éducation d’un peuple jusque-là étranger aux affaires publiques ». C’est ce plan qui est mis en place avec l’arrivée de Loménie de Brienne : il est fondé sur le développement des Assemblées provinciales dont le regroupement formerait à terme les Etats généraux rénovés ; il a pour échéance 1792, époque où doit cesser le second vingtième. Entre-temps, les finances seraient assainies par des économies et le déficit comblé par une série de cinq emprunts annuels et successifs, chacun d’une centaine de millions par an, étendus sur la période 1788-1792. La Cour des pairs enregistrera cet emprunt quinquennal le 19 novembre en séance royale.
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